Journal de l’immigrant

Dans le gris

Corbeau freux (Corvus frugileus) en vol (2 couples)

La pluie m’obsède

Les horloges

L’architecture

Je n’ai plus aucun sens d’orientation

Toutes les rues

Toutes les places

Tous les coins

Se ressemblent

Je m’habille de gris

Mes cheveux grisent

Et je me confonds avec la pierre

Je vais bien

Avec les maisons

Avec les corbeaux

Avec les nuages

Plus jamais je ne me suis assis

Sur le perron

Mes mains ne touchent plus la poussière

Je ne regarde plus

J’ai de l’argent

Une maison

Une voiture

La trilogie du succès (cubaine)

Mais j’ai aussi ma montre

Qui serre mon poignet

Qui serre très très fort

J’ai aussi ma mémoire

Le passé que j’ai fui

Mais qui contient des visages

Que je connais bien

Qui parlent ma langue

La mienne

Dans laquelle je ne fais pas d’erreur

(Normalement)

Il y a aussi la possibilité

D’avoir plus d’argent

Une autre maison

Une meilleure voiture

Et une corde autour du cou

Qui serre très très fort

Je garde mes yeux dans ma poche

Et pour moi c’est déjà assez

Parce que dans ces yeux il y a les souvenirs

De ma vie d’avant

C’est ce qui m’encourage

La paranoïa

Cette obsession de bouger

Je suis bien ici

Dans la pierre

Dans la pluie

Dans le labyrinthe de rues

Dans le temps qui vole

Dans le gris.

Corbeau freux (Corvus frugileus) en vol

Je n’écris plus

Typewriter sculptures

Je n’écris plus

Aucun poème ne vaut

La peine

J’essaie avec la nature

La ville et ses trams

Le mysticisme

Et même avec la pluie

Le résultat ne vaut pas

La peine

J’essaie d’être malheureux

Pour allumer en moi une étincelle

Créatrice

Je bois

Je fume

Je baise

La trilogie maudite

Mais ça ne vaut rien !

Je me balade à l’aube comme un chien abandonné

Mais il ya toujours des gens qui font du jogging

Putain

Ce n’est pas possible d’écrire comme ça !

Je me mêle aux immigrants sans travail

Mais il y a toujours quelqu’un qui téléphone avec son super iPod

Pas possible de retrouver mon lyrisme !

Les bus sont à l’heure

Les machines à café fonctionnent

Il fait froid

Mais les brasseries sont accueillantes

Et la bière est bonne

Il n’y a pas des heures d’attente pour faire les courses

Et les vendeuses sont souriantes

C’est exaspérant !

Je n’écris plus

Je travaille

Je n’ai plus d’amis

Je prends les kilos du bonheur

Je perds l’œil pour la dépression

Et la montre attache mes pieds à terre

Je n’ai plus de temps

J’ai plein de choses que je n’ai jamais eues

Je ne peux pas me plaindre

C’est le pire !

C’est gris partout

Mais quand j’écris sur le ciel et les maisons

Je répète ce qu’on a déjà dit

Cent fois

Mille fois

Et après, ce n’est pas si moche

C’est le pire !

Comment créer du drame comme ça ?

Comment réussir un poème déchirant ?

Qui parle des murs de poussière transpercés par les rayons du matin

Qui parle des visages affamés

De l’angoisse

De l’attente

Et de l’espoir

Je n’écris plus

Aucun poème ne vaut

La peine

Statues du futur

Dans les sables du désert une Ville sort des profondeurs de la terre et fait pousser ses tours comme un mirage. Nos pas réveillent la vie qui dort dans le béton, et les murs sont prêts à nous barrer la sortie au moindre signal d’hésitation : on n’est pas censé échapper. Une fois que la Ville est née, on ne peut pas quitter le périmètre. C’est ce qui arrive à ceux qui cherchent la Ville invisible et qui la retrouvent. Un univers de câbles de trams, de rues ensablées, de tunnels, de maisons sans fin attendent les voyageurs, les chasseurs de trésors, les voleurs de tombeaux. Des fantômes multilingues qui parlent d’un pays où il pleuvait tout le temps. Des os et de l’histoire. Des places muettes où la voix du vent est la seule à être entendue. Dieu lui-même a abandonné ces parcs de statues rassemblées autour d’un foyer, qui racontent des légendes, en se regardant droit dans les yeux.

Il y a des siècles c’était une Ville sous la mer. Des poissons mythiques se baladaient entre les tours de cristal. Les habitants chevauchaient des bêtes marines pour aller au travail. La pluie était vénérée comme la mère de toutes les créatures. Il y avait aussi des détracteurs qui se plaignaient du mauvais temps. Des messieurs ennuyeux sans tolérance. D’autres, amoureux des profondeurs, se contentaient de suivre le courant. Les enfants s’amusaient à enfermer leurs rires dans de grandes bulles et à les faire éclater contre les coraux. La vie était un mélange de lumières en tourbillon et d’une richesse maritime hors pair.

Des castes différentes habitaient ce pays. Elles avaient érigé des temples séparés, des églises dédiées à des anges ennemis. Elles avaient coupé l’océan et s’étaient souhaité la ruine mutuelle.

Leurs prières ont finalement été entendues. La mer est partie avec ses nuages gris, le ciel s’est ouvert et il a plu du sable. Les politiciens et les artistes, les étudiants et les ouvriers, les immigrants et les nationalistes ont vu la Ville disparaitre avec ses tours magnifiques sous le désert, sans que leur fierté ne les libère de leurs chaînes. Leurs motifs de litige fossilisés à jamais.

Dans le désert il y a des zones interdites aux passants, des endroits dangereux pour les bandits. Si l’on voit des bâtiments de cristal se lever du centre de la terre mieux vaut se retirer discrètement. Trop près c’est trop tard. Les pièges ne libèrent personne. Nos pas réveillent la vie qui dort dans les sables…

Pluie

   Quand le jour n’a pas encore commencé, elles sont déjà là. Elles sont partout, tombent du ciel et s’écrasent contre le béton du trottoir. Elles ressemblent à un rideau qui tombe, une fois le spectacle fini. Mais c’est plutôt le début de tout : Les ombres se lèvent doucement comme si elles avaient peur de déranger. Les bruits se dégagent du silence nocturne, en lâchant leur couverture d’étoiles, et commencent à jeter des enchantements sur la Ville. Nous traversons l’écume comme des poissons. Le sommeil qui enveloppe les rues se retire sur la pointe des pieds. Tout est submergé. C’est un réveil marin.

Elles tombent toujours avec acharnement. Leur chute inéluctable empêche les rayons du bonheur de nous serrer la main. Une bête énorme arrive en coupant la densité et ses lumières sont perçues comme une apparition d’un autre monde. C’est un tram. Nous sommes tous ravis de nous mettre à l’abri dans ses entrailles. Elles nous regardent le nez collé aux vitres, on sent les milles yeux de la pluie nous caresser doucement le corps. Ce corps qui leur a échappé. Elles suivent la bête de fer en attente d’un accouchement : le moment où elles vont nous prendre à nouveau dans leurs bras et nous chanter la berceuse des précipitations. Qui parle d’un fleuve dans le royaume des nuages, là où il ne pleut jamais.

Nous constatons que la Ville entière a été conquise : les bâtiments, jusqu’à la plus haute tour et les parcs, jusqu’à la dernière feuille sont déjà sous le niveau de l’eau. Les piétons nous montrent les branchies qui sont apparues sur leurs têtes. L’anatomie entière des habitants est altérée à cause des profondeurs. Personne ne descend du tram : nous sommes probablement les derniers à avoir survécu à la marée. Transformé en sous-marin, la machine protectrice nous emmène entre rochers et coraux, par des rues infectées de baleines, de dauphins et de voitures qui ne roulent pas. C’est une balade magique.

Soudain, elles arrêtent. La clarté a déjà étendu son voile sur la mer de la Ville. Elles cessent de tomber en nous laissant un vide dans le cœur. L’eau s’en va comme si quelqu’un avait enlevé le bouchon. La pierre doit sécher, l’acier doit sécher. Le soleil sèche ses rayons et même s’ils ne sont pas encore assez brillants, il les laisse aller jouer sur les toits et les balcons. Le tram arrive à destination, la mienne en tous cas, et vomit des visages déjà fatigués avant de commencer la journée. Vite, on change pour le métro avant que ça ne recommence.

La marée monte avec sa fierté renouvelée. Dans les tunnels qu’on transperce on rencontre des poissons lumineux, des fossiles vivants qui attendent la nuit pour aller à la chasse. Nous avons des frissons. Chaque jour nous évitons la pluie. Au moment où elles s’affaiblissent nous nageons jusqu’au bureau, au chantier ou aux hôpitaux. C’est notre défi quotidien : arriver à nos postes sans subir des transformations.

Dans les bâtiments fermés hermétiquement nous les observons lécher les fenêtres. Qui sait quand on sera mangés… Notre âme absorbée par l’humidité. Notre histoire consommée sous les écailles : plus de mémoire sur ce peuple qui a vécu sous telle menace.

Nous ne savons plus pourquoi, mais nous continuons à travailler et à vivre malgré la panique. En attente de l’heure où on devra quitter la protection des murs et des vitres, ces vitres qui sont comme un aquarium sec pour nous, nous parions sur ce qui va se passer au prochain assaut des gouttes. Personne ne le sait…

Elles sont là.

La Ville Invisible

Image

Il y a des os dans cette Ville et je le sais. Les murs parlent en faisant des craquements et je les entends. Les églises tremblent en secouant leurs tours vertébrales. Dans les parcs poussent des os comme des herbes, les statues ne sont autre que des têtes de mort. Les bancs, les fontaines, les pavés sont construits avec des côtes, des tibias et des omoplates. Les maisons s’abandonnent à cette danse fantasmagorique et des égouts s’échappe l’odeur du calcium.

Le vent souffle sur le grand squelette qu’est la Ville et crispe ses nerfs, provocant un lancement de voix d’outre-tombe sur ses habitants. Le soleil ne se lève jamais sur son anatomie décharnée. La brume s’étend sur la surface des rues comme si c’était une mer sombre. On espère voir de loin la barque de Charon traverser la marée de voitures, les piétons et les lignes de trams. Mais ce n’est pas la mort, c’est la vie qui agite ces ossements urbains.

Les ténèbres ne sont pas ténébreuses mais accueillantes. La musique que dégage le mouvement invisible de cette agglomération est douce comme l’automne, quand elle laisse tomber ses feuilles sur les passants. Je me réjouis de ces chants et je m’endors. Je colle mon oreille au sol et j’imagine la structure invisible qui se forge. Les racines de la Ville vont loin au centre de l’histoire et renouvèlent ses énergies dans les fantômes du passé. Ce sont des milliards de corps, des infinités de bouches sans chair, des bras blancs et dépourvus de chair qui supportent notre présent.

Je ne suis pas d’ici, alors je ne comprends pas pourquoi je suis témoin de cette ossification. J’ai seulement la conviction d’écouter l’invisible, qui n’est plus là. Moi seul aperçois cette Ville grandissante, alimentée par des esprits, joyeuse dans ses habits funèbres. La Ville qui vit dans la quiétude de la Ville, dans le silence derrière le vacarme. Là, où je m’endors avant de rejoindre la foule et de devenir sourd pour toujours.

Exercice de français ou Bruxelles

La Ville se réveille avec un bruit d’os. Ses ronflements commencent avec des trams taciturnes et se prolongent le long du canal. Ce canal qui est comme une plaie en plein visage, une cicatrice que porte cette dame grise qu’est la Ville. Oh ! Femme habillée de maisons, ta robe a plus d’un siècle et tu la portes comme celle du dimanche. On entend le soleil caresser tes lourds nuages sans les transpercer. Le monde a du mal à ouvrir ses yeux sur cette île d’acier et de béton. Des flaques d’eau et d’huile ressemblent à des taches de rousseur, des points de beauté. Les chats s’enfuient comme des âmes peureuses. Les voitures, les autobus et d’autres créatures  se lancent dans la marée des rues infinies ; plus qu’une ville c’est comme une mer ou comme une forêt aux racines inextricables. C’est dans cette forêt que je suis arrivé, sans nom et sans mémoire, fils du passé, propriétaire du hasard.

La première chose qui m’a frappé dans la Ville c’est son ciel ; on dirait une falaise inversée par où coulent des fleuves fantastiques. Des fleuves qui provoquent souvent des chutes d’eau, et quelles chutes ! On marche dans les rues ophidiennes en portant l’humidité comme une morsure de cobra dans les os. Tremblent aussi sous la pluie les tours squelettiques, les églises et les monuments ; c’est le paradis pour le vert et le cauchemar pour la pierre, et pour la chair… Habitants de cette folie, on devient comme des champignons qui se baladent sous un rideau de précipitations.

Après il y a la beauté des maisons, ces temples de la simplicité que l’homme a construit sous prétexte de se protéger du froid et des intempéries, mais qui sont là aussi pour être admirées. Avec une disposition parfois sauvage ou chaotique mais impassibles aux assauts que le temps a accompli en essayant de voler son charme. Sans succès. L’essence d’un continent est gravée sur les façades qui regardent les habitants avec une expression historique et une goutte d’ironie.

Après il y a le froid. Cet ami qui aime bien plaisanter en tapant sur les côtes. Qui adore faire mal aux doigts et au nez avec sa pince de fer ! Il n’a jamais grandi, ce gars au sourire tremblant. Il est le fils gâté de la Ville, toujours des bêtises sans punition !

Et finalement on arrive au mélange de races et de cultures qui mijote dans cette casserole miraculeuse. Mille langues, toutes les couleurs de peau, tous les tons et toutes les tonalités ! On se croirait dans un congrès des nations extraordinaire et perpétuel. C’est la Ville du futur, mesdames et messieurs, elle le sait et en est fière.

Je suis un oiseau de plus, un grain de sable dans le désert, une graine dans la forêt, une molécule d’hydrogène dans la pluie, un chat dans les ombres, un flaque du matin après une nuit de tempête, un rayon qui transperce le coton ! Le dernier arrivé, celui qui se laisse encore éblouir par la beauté, celui qui est capable d’entendre le craquement des os et le rire des murs. Avant de m’habituer au gris et aux cris des corbeaux et de commencer à me plaindre comme les autres…

L’immigrant.

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